Mon pire moment de solitude
Des grands moments de solitude, j’en ai vécu quelques uns. C’est une des catégories des moments de la vie que j’affectionne particulièrement. Malheureusement, étant doté d’une mémoire de poisson rouge, j’ai tendance à les oublier assez rapidement (ou peut-être s’agit-il d’un ingénieux réflexe de mon cerveau afin que je ne perde pas définitivement tout amour propre). Il en est un, pourtant, qui me restera en mémoire à vie (d’autant, que, je l’avoue, je me plais à le raconter régulièrement, ravivant alors les connexions neuronales de ma mémoire, l’empêchant, le dit « moment de solitude » de disparaître à jamais).
C’était en 1996, à San Francisco où je vivais et travaillais comme journaliste correspondant permanent pour des magazines de jeux vidéo français depuis quelques mois. Je venais de manger dans un petit restaurant Thaïlandais réputé, situé à la frontière du quartier italien et chinois, un bouiboui qui ne payait pas de mine mais qui attirait les foules; les ricains étant particulièrement fans des « petites adresses du moment ». En bon mouton, je me devais de goûter à la cuisine de l’endroit.
Délicieux. Formidable, quoi qu’assez violemment épicée, la cuisine était effectivement hors norme. La communauté asiatique étant omniprésente à San Francisco, les cuisiniers n’ont pas à adapter leurs préparations aux goûts des occidentaux et se lâchent donc généreusement sur la puissance des épices. Me voilà heureux et armé pour répondre positivement aux questionnements incessants « tu as mangé dans ce resto Thaïlandais ? » : maintenant je pouvais répondre « yes ! » (ouais chui bilingue de la gueule grave, vous avez remarqué ?).
Bref, n’ayant rien à faire de mon après-midi, je décidais alors de traîner dans le quartier, avec un objectif précis dans la tête, faire un tour dans un des nombreux Peep-Show du quartier. J’entre dans une cabine, balance un quarter dans la machine, les poches pleines de ses petites sœurs : j’étais prêt à passer un bon moment. Que je croyais…
Le rideau métallique à peine levé, une douleur foudroyante me transperce le bide. J’avais eu à peine le temps d’apercevoir les demoiselles qui se trémoussaient derrière la vitre. Je me plie en deux. La douleur disparaît, aussi brusquement qu’elle était apparue, pour revenir en force presque aussitôt accompagnée de gargouillis et de « bulles dans le bide » particulièrement inquiétantes. Impossible de rester debout. Je m’accroupis, calant le talon de mon pied gauche sur mon anus (vous voyez la position ? Comme pour lacer ses chaussures) car je le sentais maintenant une chiasse terrible m’envahissait : j’allais me chier dessus.
Fausse alerte, pris de tremblement, j’arrive tant bien que mal à me retenir mais je dois dégager d’ici au plus vite. Je sors de la cabine comme une furie. Je vous rappelle que je venais à peine d’y entrer, les tauliers auprès de qui j’avais fait de la monnaie à peine deux minutes plus tôt doivent se tordre de rire encore aujourd’hui, me prenant probablement pour le plus rapide éjaculateur précoce de l’humanité. Ma fierté en prenait un coup, mais je ne me sentais pas le courage de leur donner des explications qui, de toutes façons, sonneraient probablement comme de minables excuses bidons : « hey, faut que j’y aille, c’est à cause de la chiasse Thaïlandaise que j’ai dans le bide… ».
Je n’étais qu’au début de mon enfer.
Obligé de marcher lentement, en prenant beaucoup de précautions (par peur « d’ouvrir les vannes »), je décidais de rentrer chez moi pour rejoindre le confort de mes toilettes king-size avec douche à proximité, ce qui pourrait s’avérer bien pratique. Direction Geary Street pour prendre le bus. Grâce à ce dernier je serais chez moi en dix minutes.
Re-douleur foudroyante. Re-tordage de bide infernal. Elles apparaissaient maintenant à intervalle régulier, toutes les 40 secondes environ. A chaque fois j’adoptais le même stratagème, je m’accroupissais, feignant de refaire mon lacet, le talon gauche tentant tant bien que mal de me boucher l’anus.
Et puis ça n’a pas duré. Je veux dire, que cette façon de m’empêcher de me vider en pleine rue avait atteint sa limite. Accroupis, je me suis mis à me chier dessus. C’était très chaud, brûlant même, j’étais incapable de dire la quantité de chiasse que je venais de lâcher. Je me relevais et reprenais ma marche, sentant avec horreur des petits paquets de merde me glisser derrière les cuisses pour venir s’accumuler derrière les genoux, j’étais au bord de la panique.
Les 30 minutes qui ont suivi, j’étais maintenant obligé de rentrer à pieds vu que je ne me sentais pas capable de prendre le bus avec de la merde qui me coulait le long des jambes, furent un véritable enfer. Toutes les 30 secondes je m’arrêtais pour faire mes lacets. Toutes les 30 secondes je me chiais un peu plus dessus. Bientôt des morceaux de merde me tombaient sur les chevilles, puis sur les chaussures, je ne pouvais même plus toucher mes fameux lacets sous peine de m’en mettre plein les doigts. Je n’osais me retourner, persuadé d’être en train de revisiter le conte du Petit Poucet : Le Petit Caca Poucet, qui sème des bouts de merde derrière lui pour retrouver son chemin.
Je suis rentré chez moi. J’ai jeté mes fringues dans un sac poubelle. J’ai pris une douche. Je me suis couché.
Sebansky./